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Mon intervention devant la commission d'enquête du Sénat

Mesdames et Messieurs les Sénateurs, bonjour,

Je m’appelle Mourad Benchellali. Je remercie la commission d’enquête du Sénat sur la lutte contre les réseaux jihadistes de l’opportunité qu’elle m’offre de pouvoir m’exprimer aujourd’hui et de lui apporter mon témoignage.

Je suis né en 1981 à Vénissieux, où j’habite encore. J’ai grandi dans un quartier qui doit sa notoriété au chômage, à l’exclusion, au racisme, aux premières révoltes urbaines des années 1980, d’où est partie la Marche pour l’égalité de 1983.

En 2001, je suis parti en Afghanistan. L’ennui, le besoin d’évasion, l’envie de voir au-delà d’une forêt de tours en guise d’horizon, un imaginaire forgé par le cinéma américain, et toute la naïveté de mes 19 ans m’ont convaincu d’entreprendre ce voyage à l’instigation d’un de mes proches.

Dès mon arrivée au Pakistan, j’ai tout de suite été accueilli et pris en charge avec d’autres jeunes comme moi en provenance du monde entier. Quelques jours plus tard, nous traversions la frontière pour nous retrouver dans un camp, au beau milieu du désert, près de la ville de Kandahar : Camp Farouk, un camp d’entraînement militaire tenu par les talibans.

À mes premières protestations, il me fut répondu que cela se passait comme ça ici, que tous les jeunes qui venaient en Afghanistan devait passer six semaines dans ce type de camp. À l’époque, les talibans n’étaient qu’une des nombreuses factions qui se disputaient le pouvoir dans le pays. De la même manière que ceux du camp d’en face, leurs besoins en combattants ne faiblissaient pas et ils recrutaient constamment partout où c’était possible.

Personne ne parle jamais de cette face cachée de la guerre qui existe pourtant depuis toujours : il est très facile de se retrouver embrigadé et avec une arme à la main sans pourtant l’avoir cherché. Rappelez-vous les combats dans le bocage normand avec ces gamins aux yeux bridés des confins de l’URSS sous uniforme allemand, trop heureux de se rendre aux militaires américains.

Au début de septembre, alors que mon séjour dans le camp venait de prendre fin et que je m’apprêtais à enfin rentrer chez moi, une grande agitation s’empara de nos hôtes talibans. J’appris plus tard que le 11-Septembre était entré dans l’Histoire comme le premier jour de ce qui allait prendre le nom de « Guerre contre la terreur ». Abandonnés sur place par les talibans, nous fûmes plusieurs milliers à fuir en direction du Pakistan sous les premiers bombardements de B52 américains et de l’Alliance du Nord lancée à nos trousses, désireuse de venger son chef, le commandant Massoud.

Après un effroyable périple de deux mois, une poignée d’entre nous réussit à rejoindre le Pakistan où nous fûmes recueillis par des villageois, qui s’empressèrent de nous vendre 5 000 dollars par tête aux forces spéciales pakistanaises, qui nous livrèrent à leur tour aux forces américaines.

J’étais de retour à Kandahar, désormais aux mains des Américains. Après deux semaines d’interrogatoires par la CIA et les Marines, j’étais mis dans un avion, une cagoule sur la tête et un casque sur les oreilles. Quelques heures plus tard, j’avais le triste privilège d’être un des premiers prisonnier à inaugurer le Camp X-Ray sur la base américaine de Guantanamo, à Cuba. J’allais rester de janvier à avril 2002 dans ses cages en plein air, avant d’être transféré à Camp Delta pour y séjourner encore deux ans.

Durant ces deux ans et demi à Guantanamo, j’ai été interrogé sans relâche, battu, torturé et privé de tous droits. Aux yeux de nos geôliers, nous étions des paquets, des « package » comme ils nous appelaient. J’étais un « package » de niveau 4, c’est-à-dire considéré comme dangereux, le « package » 161.

C’est à Guantanamo que j’apprends l’existence d’une organisation appelé Al Qaeda ainsi que l’existence d’un certain Ben Laden qui s’avère être ce dignitaire venu faire un bref discours au camp Farouk. C’est aussi là que je vais apprendre le Coran, le seul livre que je suis autorisé à posséder en cellule.

Grâce aux efforts de mes avocats, Maîtres Jacques Debray et William Bourdon, les Américains me libèrent en 2004, sans qu’aucune charge ne pèse contre moi. Alors que je m’attendais à rentrer chez moi et à retrouver ma famille, ce sont des policiers français qui m’accueillirent à ma descente de l’avion. Je serais incarcéré à Fleury-Mérogis pendant 18 mois sous l’inculpation d’« association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » et libéré en 2006.

Le retour à la réalité française est rude. Il me faut trouver du travail, me loger. J’ai un trou de cinq ans dans mon CV qu’il m’est difficile d’expliquer. Personne ne veut prendre le risque d’embaucher un ancien détenu de Guantanamo. Je reste un paquet encombrant de niveau 4 et passe d’une mission d’intérim à une autre et de petits boulots en petits boulots.

Dans le même temps, je dois aussi me reconstruire. Deux ans et demi d’enfermement extrême et les séances de tortures ont laissé des traces. Mes médecins m’ont diagnostiqué un PTSD (post traumatic stress disorder), la blessure psychologique des victimes de guerre. L’écriture d’un livreavec mon ami Antoine Audouard sera une alliée précieuse à ma thérapie.

Je prends surtout conscience des conséquences pour ma famille, de la douleur de ma mère et de la souffrance de mes proches. Tout mon entourage est désormais stigmatisé à travers mon personnage public.

Les conséquences de cette image publique m’ont toujours moins fait souffrir que l’image elle-même. Ce terroriste fanatique fou de Dieu, ce n’était pas moi, n’avait jamais été moi. J’ai toujours pensé qu’un individu est défini par ses actes. Or, je n’avais tué personne, causé de tort à personne, ni envisagé de tuer ou de causer du tort à quiconque. J’avais pêché par bêtise et ignorance en entreprenant ce voyage, parce que, à 19 ans, on est influençable, surtout quand l’invitation provient d’une personne de confiance.

Là encore, il me fallait m’investir pour surmonter cela, prouver que cette image qui m’était renvoyée ne me correspondait pas et me retrouver. J’avais remarqué que le regard posé sur moi changeait du tout au tout dès que je me trouvais hors de France. Ailleurs, je n’étais plus regardé comme un jihadiste poseur de bombes, mais comme un individu sorti de l’enfer de Guantanamo, comme la victime d’un arbitraire. Ma méfiance envers les journalistes qui m’avaient tant de fois caricaturé ou trompé s’estompait. Je pouvais accepter de répondre à un direct du journal télévisé belge sans la crainte d’être piégé. Je participais donc volontiers à des manifestations en Belgique ou en Suisse en faveur de la fermeture de Guantanamo.

C’est avec plaisir que je retournais à Genève à l’invitation de la classe d’un collège d’élèves en difficultés scolaires. Ils avaient lu mon livre et avaient demandé à me rencontrer. Ce fut une journée inoubliable. Pour la première fois peut-être, depuis ma sortie de Fleury-Mérogis, je ne me sentais pas jugé par les questions que me posaient ces jeunes de 15 ans. Ils voulaient juste savoir, comprendre. La confiance était là et je pouvais leur dire ce que j’avais à dire sans crainte de voir mes propos interprétés selon une grille de lecture préétablie par une position politique ou idéologique.

Je rentrais à Lyon très ému et pleinement conscient que j’étais responsable de ma parole, que celle-ci avait un impact et que je pouvais apporter ma part pour éviter qu’un autre fasse les mêmes erreurs que moi.

Peu de temps après, j’étais l’invité d’une association de mamans belges dont les enfants étaient partis en Syrie. Je me retrouvais devant toute la détresse de ces femmes en lesquelles je voyais ma propre mère. À leurs yeux, j’étais peut-être celui qui pourrait leur donner un élément de réponse, un mot, un espoir, quelque chose à quoi se raccrocher.

C’est dans ce contexte qui m’était jusque-là inconnu, avec une empathie et un respect partagés, avec des enjeux strictement humains et dans l’urgence du développement d’un phénomène qu’est née cette idée de prendre l’initiative et d’organiser ce type de rencontres. Dans mon pays, cette fois.

Je ne vais pas m’en cacher, j’ai un intérêt tout personnel dans cette démarche. Elle participe à ma reconstruction. Ces rencontres m’offrent la possibilité de transformer une expérience douloureuse et traumatisante en quelque chose d’utile pour les autres mais aussi pour moi-même : là, je me sens utile.

La grande question que tout le monde me pose à présent est toujours la même : mais que peux-tu bien leur dire pour dissuader un éventuel candidat au départ glissé dans la salle ? Il y a-t-il une recette ? Une formule magique ? Il est vrai que nous sommes désormais tellement habitués à la représentation d’un candidat au départ proche d’un personnage sous l’emprise d’un sortilège que l’antidote à ce mal est peut-être dans le contre-sortilège.

La réponse à cette question est simple. Je leur raconte tout simplement quels ont été mon parcours et mon expérience. Je leur parle sans détour, sans omettre ni ajouter quoi que ce soit, avec tout le poids que j’ai encore sur les épaules des conséquences de ce voyage en Afghanistan.

Je n’ai pas de théories, d’analyses ni de recettes à leur vendre. Je n’ai que mon histoire. Elle leur est délivrée directement, sans filtre ni intermédiaire, et dans toute sa trivialité. C’est ce qui en fait sa force.

Raconter à ces jeunes, par exemple, comment les talibans se sont enfuis avec des valises de billets au lendemain du 11-Septembre, nous abandonnant à notre sort, c’est-à-dire à une mort certaine pour la plupart d’entre nous, est autrement plus persuasif sur la vraie nature de leur entreprise que tous les avertissements sur les techniques d’embrigadement.

Racontez la réalité d’un bombardement de B52 à ces jeunes et aucun d’entre eux n’y verra rien de glorieux, de valorisant et de désirable.

Je suis une interface, un pont entre diverses représentations de la réalité et celle dont j’ai été le témoin direct et l’acteur. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Si j’avais été un ancien des maquis algériens ou yéménites par exemple, un jihadiste quelconque comme il y en a tant, le principe même de ces rencontres ne fonctionnerait pas.

En s’approchant de moi, ces jeunes ne recherchent pas la proximité avec un ancien d’Afghanistan ni celle d’un jihadiste. Ils veulent s’approcher d’un mythe, d’un symbole aussi puissant que sous-estimé. Ce mythe, ce symbole, c’est Guantanamo.

Guantanamo, c’est l’arbitraire, le déni de justice, les grands principes du droit foulés au pied où, pour reprendre cette citation de Thucydide prisée par mon avocat Jacques Debray, « les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance tandis que les plus faibles n’ont qu’à s’incliner ».

Guantanamo, c’est le symbole de la guerre contre la terreur, une guerre considérée par beaucoup comme une guerre livrée contre les seuls musulmans, sinon contre l’islam.

Guantanamo, c’est les cages en plein air de camp X-Ray, les coups, les chiens, la privation sensorielle, les interminables positions de stress, le chaud, le froid, l’injection de produits inconnus, l’alimentation forcée, la simulation de noyade et bien d’autres méthodes assimilées à de la torture.

Voilà de quoi veulent s’approcher ces jeunes quand ils s’approchent de moi. Voilà pourquoi ils s’approchent de moi : à leurs yeux, j’incarne Guantanamo. Je traîne avec moi, comme un boulet, toutes les symboliques qui y sont attachées et j’ai décidé d’en faire quelque chose de bien et d’utile pour les autres, en espérant pouvoir m’en débarrasser un jour.

S’il y a donc une formule magique, une recette dans ce que je peux leur dire, elle réside là, dans la crédibilité attachée au personnage que je suis devenu parce que Guantanamo.

C’est pour cela que je compte tirer avantage du puissant pouvoir d’attraction de ce symbole et du formidable levier de persuasion qu’il représente.

Maintenant, je souhaiterais que nos représentants, nos hommes politiques, nos médias et tous ceux qui détiennent un pouvoir, prennent en compte le formidable capital d’empathie et de générosité qui existe au sein de la jeunesse de notre pays. C’est cette empathie qui m’est témoignée à chacune de mes rencontres avec cette jeunesse.

C’est ce même sentiment de générosité qui motive aussi un certain nombre de ceux qui partent vers la Syrie. Comment ne pas être révolté devant les exactions commises dans cette région du monde ? Comment ne pas sentir monter en soi la colère devant le laisser-faire de la communauté internationale ? Pourquoi négliger les sentiments d’horreur créés par un conflit dont la principale caractéristique semble être la sauvagerie ? Combien partent parce qu’ils ne peuvent se résoudre à regarder cela devant leurs écrans sans rien faire ?

Peut-être pourrait-on envisager des structures qui permettraient de satisfaire la légitime volonté de certains de venir en aide à des populations éprouvées, d’utiliser et de canaliser leur énergie et de faire honneur à la tradition humanitaire de notre pays. Cela diminuerait d’autant le nombre de départs de ceux qui n’envisagent pas de porter les armes ainsi que les risques qu’ils courent, une fois sur place, de se retrouver à combattre.

Je suggère aussi de considérer cette fuite en avant mortifère d’une partie de notre jeunesse comme la conséquence la plus extrême d’un sentiment de frustration qui ne touche pas seulement ceux qui se rendent dans des zones de guerre pour y chercher la mort.

Nombre de jeunes quittent la France, certains en effet vers la Syrie ou l’Irak. Bien d’autres, autrement équipés, la quittent pour les États-Unis, le Canada, le Brésil, l’Australie ou les pays du Golfe. Deux types de départs et de destinations pour des raisons qui se rejoignent : notre pays n’apparaît plus comme une terre d’opportunités pour sa jeunesse. Où se trouve notre projet commun ?

Aucune réponse sécuritaire n’endiguera jamais non plus un fort sentiment de frustration. J’entends les propositions de certains représentants politiques et je m’interroge. Confisquer des passeports ? Ils les brûlent eux-mêmes devant les caméras. Retirer la nationalité française ? Ils partent parce que cela fait bien longtemps qu’ils ne se considèrent plus comme Français.

Redonnez des passeports au contraire, luttez efficacement contre toutes les discriminations qui propagent le sentiment que certains de nos compatriotes sont moins citoyens que d’autres, faites en sorte que chacun se sente chez soi, chez nous. Pourquoi partir alors ?

Je m’interroge aussi sur l’absence de réponses à certains messages qui me touchent tout particulièrement. Il s’agit de ces vidéos où les exécutions de journalistes ou humanitaires occidentaux sont mis en scène avec un soin tout particulier. Le cadre est simple, composé d’un strict minimum d’éléments : un homme à genoux, son bourreau, un couteau, et la tenue orange des détenus de Guantanamo.

Qui peut encore douter de la puissance du symbole dont je vous parlais précédemment ? Qui peut encore nier que l’existence même du centre de détention de Guantanamo ne constitue pas un des plus efficaces outils de recrutement au service des jihadistes du monde entier en alimentant leur ressentiment contre l’Occident ?

De nombreuses personnalités américaines militent pour la fermeture du camp, non par sympathie pour les personnes qui y sont enfermées, mais parce qu’elles sont convaincues de son effet contre-productif.

Dès 2005, Joe Biden, l’actuel vice-président américain s’inquiétait des conséquences désastreuses de l’existence du camp pour l’image des États-Unis et des valeurs défendues par un monde occidental raillé pour sa capacité à donner des leçons de maintien au reste du monde.

Votre consœur, la sénatrice Dianne Feinstein, milite pour la fermeture du camp, de même que l’ex-général Wesley Clark qui estime que le symbole de Guantanamo fabriquerait plus de jihadistes que ses soldats ne sont en mesure de détruire.

Faut-il donc un si grand courage politique pour exiger des États-Unis qu’ils honorent au plus vite la promesse du président Obama de fermer Guantanamo ?

En prenant une position ferme sur cette question, la représentation française s’honorerait d’une position courageuse dont elle pourrait récolter d’immenses bénéfices sur la scène internationale. Elle porterait aussi un rude coup à la propagande jihadiste en lui ôtant un argument majeur.

Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs, j’ai aujourd’hui le sentiment d’avoir enfin été écouté. Je suis touché et honoré d’avoir été reçu en ces lieux par les parlementaires de mon pays.

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Mourad Benchellali est l'auteur (avec Antoine Audouard) de Voyage vers l’enfer (Robert Laffont, 2006). Il tient un blog friendly-combatant où il témoigne de son expérience afin de dissuader les jeunes de partir vers les zones de conflits appelées « terres de jihad ».

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